TEXTES

 

Une saison sur Boréa

 

Par Carine.

Chapitre II

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le jeudi, je n'ai pas cours l'après midi. Après le repas obligatoire à la cantine scolaire (point de self service en ce début des années quatre-vingt), je prends une ligne régulière de bus pour rentrer dans la villa familiale. J'aime bien ces après-midi dans la maison vide, en attendant le retour de mes parents et de mon frère, je déteste le voyage dans le bus, le trajet est beaucoup plus long qu'avec le transport scolaire. A ma grande surprise, Boris est là, vers le milieu.

_ Boris ? Tu n'as pas cours ?

Il me regarde, commence à rougir puis se reprend et répond de sa petite voix fluttée.

_ Non. C'est bientôt la fin de l'année, nous avons fini le programme. Que fais-tu cet après-midi ?

  Boris est la seule personne au monde s'exprimant en français et âgé de moins de treize ans à inverser le sujet et le verbe dans les tournures interrogatives.

_ Rien.

  Une lueur s'allume dans ses yeux marron.

_ Veux-tu bien venir chez moi ?

  "Qu'il est laid", me dis-je. Il est laid parce que son nez, sa bouche et ses oreilles sont trop grandes alors que ses yeux trop petits. Il ressemble à un orang-outang.

  "Ils y en a qui sont vraiment à plaindre tout de même... Bon, pourquoi pas" pensais-je. Mon premier rendez-vous avec un garçon hors de chez moi, sera avec un jeune homme pré pubère pour lequel je n'ai aucune sympathie, rien qu'une vague parenté dans le malheur, Boris n'ayant pas plus d'amis que moi.

_ Oui, si tu veux.

_ Tu verras, tu seras rentrée pour cinq heures... du soir.

_ Pourquoi ? Tu as quelques choses à mon montrer ?

Il se tortille sur sa chaise en rougissant franchement.

_ Oui si on veut.

Je songe à répondre "Ta ziquette ?"

_ Et c'est quoi ?

_ Une expérience scientifique.

_ Une expérience anatomique ? Demandais-je avec l'espoir que la réponse soit affirmative.

_ Non ?

  Il me regarde avec des grands yeux étonnés, je comprends alors que Boris est encore asexué, je suis simplement la seule personne qu'il connaisse en dehors de ses parents, et il tient à me montrer une découverte scientifique, c'est tout. Sûrement une histoire d'éprouvettes et de couleur bleue.

Il reprend.

_ C'est plutôt de la physique quantique mais tu verras.

_ Tes parents l'ont vu ?

_ Mes parents ? Non.

   Il lève les yeux au ciel de manière très expressive. Sa mère n'a aucune activité connue mais elle est toujours absente, son père est un vieillard à la retraite qui joue au golf.

  

  Il faut marcher une dizaine de minutes depuis l'arrêt de bus avant d'arriver chez Boris, ma maison n'est que cinquante mètres plus loin.

_ Regarde, j'ai installé des dérivations sur l'éclairage public pour capter une énergie électrique en quantité suffisante.

  Je vois en effet un boîtier et des câbles qui filent vers la grande maison moderne qu'il habite. C'est une très belle demeure, avec une piscine, alors que ce n'était pas si courant à l'époque. Je n'ai pas le temps de regarder la décoration et les meubles qu'il m'entraîne déjà dans la cave sans même passer par sa chambre, ni m'offrir un jus d'orange.

_ Suis-moi !

  Il dévale les marches quatre à quatre et je tombe sur...

  Le sous-sol est aussi grand que la maison, peut-être deux cents mètres carrés. Dans un désordre indescriptible, mélangeant des morceaux d'ordinateur du même modèle que ceux aperçu au club informatique de mon grand frère, des bobines de toutes tailles, des oscilloscopes, des ampoules et des générateurs, des câbles emmêlés, des fers à souder et des bombonnes de gaz, des tables sommaires où s'empilent des livres pour la plupart ouverts et abandonnés, se tient une machine, peut-être volante, mélange d'un hélicoptère sans verrière ni rotor ni hélice et de bobines géantes, disposées autour de la structure tubulaire principale.

_ Qu'est ce que c'est ?

_ Une machine à état quantique.

_ Et cela sert à quoi ?

_ A voyager dans le temps.

  

  Je ne sais pas si le film "Retour vers le futur " était déjà sorti sur les écrans, en tout cas, je me sentais comme Marty mais la caution scientifique en moins.

_ A quoi ?

_ A voyager dans le temps, j'ai essayé hier soir, je suis allé dans le passé.

_ Hier ?

  Une coupure de courant avait eut lieu pendant la nuit, ça j'en étais certaine.

_ Tu veux essayer ?

_ Pour aller où ?

_ Demandes plutôt quand.

_ Mais ça n'a aucune importance, je ne veux pas voyager dans le temps.

_ Revoir la chute de Rome où la naissance de Jésus ne te tente pas ?

_ Non !

_ Alors essayons le futur, Avançons d'une journée pour profiter d'une après-midi ensoleillée puis nous revenons ici, au présent.

  Bizarrement, cela me tente. Après tout, cette machine n'a aucune chance de fonctionner et Boris a dû délirer suite à la privation de sommeil, d'ailleurs ses yeux sont tout rouges.

_ Bon d'accord.

  Je m'installe donc dans un des sièges de l'engin alors que Boris se coiffe d'un casque digne d'un gamin voulant jouer aux chevaliers de la table ronde. Le cuir est confortable et l'endroit suffisamment insolite pour que je me sente bien.

_ Ne t'inquiètes pas, on ne sent rien.

  

"Preuve que cela ne marche pas" pensais-je.

  

  Par contre on entend et on voit !

  

Boris a simplement abaissé une manette et tapé trois codes sur un clavier du TRS-80, immédiatement les bobines de cinquante centimètres de haut en moyenne, se mettent à vrombir et d'effrayants arcs électriques se forment entre elle en vrillant littéralement mes tympans.

_ Ca ne dure pas, c'est uniquement pour emmagasiner l'énergie pour le voyage retour ! Hurle Boris, sur son siège, en se trémoussant de bonheur.

  

  Et puis plus rien.

  Le noir.

  Le néant.

  

  Comme si j'étais devenue aveugle et sourde en même temp. !

  Un léger goût de sang dans ce qui doit être ma gorge.

 

.../...

 

 

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