TEXTES

 

Une saison sur Boréa

 

Par Carine.

Chapitre I

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hier j'ai eu quinze ans et personne ne le sait. Plus exactement, dans ce bus de ramassage scolaire, aucun de mes condisciples ne s'y intéresse. C'est un des problèmes de ma vie, je ne m'intéresse pas à mes voisins et aucun ne s'intéresse à moi. J'ai de nombreux autre problème dans mon existence, mais cette solitude semble être à la base de tout.

  C'est le matin, le bus roule sous une légère pluie, je ne suis pas assise, les sièges sont occupés depuis longtemps par des garçons et des filles qui semblent avoir une vie normale de collégien. Je suis en troisième et l'année se termine doucement sous un ciel maussade. Je me surprends à faire un bilan de ma courte existence. J'ai quinze ans et je n'ai pas connu... En fait, je n'ai rien connu, ni les colonies de vacances, ni les baisers d'un amoureux, ni l'étreinte chaude d'un amant, ni le succès scolaire, ni la reconnaissance sportive ou artistique. Je ne dessine pas, je ne peins pas, je ne joue pas du piano ni le la flûte, je ne suis pas bonne en mathématique, pas plus en français et encore moins en anglais ou en italien. Je soupire donc sur ce constat : une fois de plus, cette année d'existence n'aura servi à rien.

  Aucun garçon n'est tombé amoureux de moi, mes yeux gris, mes longs cheveux blonds, mon petit nez retroussé, ma bouche en cœur, mon teint d'ivoire, mes fines attaches, tout cela reste un trésor intime, entre moi et mon miroir. Avec arrogance je me trouve belle, belle à la manière d'un mannequin des années cinquante, non pas belle comme Caroline qui vient d'entrer dans le bus avec le flot des autres élèves habitants comme elle, dans la résidence des pins. Ses cheveux sont longs et bouclés, ses yeux brillent déjà d'une excitation qu'elle va faire partager à ses copines, les garçons rêvent sûrement d'elle la nuit, elle se maquille, elle se parfume, elle collectionne les petits copains qui l'embrasse avec fierté dans les recoins sordides du collège. Petit détail supplémentaire, elle est dans la même classe que moi, je ne le sais pas encore, mais elle ne joue aucun rôle dans l'histoire que je suis maintenant, bien des années après, sur le point de vous raconter.

  Si le rôle de Caroline n'est que de me faire souffrir, il y a un autre élève dans ce bus encore plus inadapté que moi au monde qui l'entoure : Boris.

  

  Il est à côté du chauffeur, il me fait la bise en rougissant et monte en même temps que moi dans le bus. Boris est un génie, il est en quatrième avec deux ans d'avance. Ces deux années font qu'il est plutôt petit par rapport à ses camarades de classe, il est bon en tout sauf en sport, peut être aurait-il plutôt sa place dans une école spéciale pour génie précoce, en tout cas, il est avec nous : dans ce collège Jean Moulin, proximité de Lyon oblige. S'il est très intelligent, avec un bulletin qui comporte régulièrement des vingt de moyenne (!) en mathématiques, physique et sciences naturelles (Il se contente de dix huit dans les matières comme le français, l'anglais, l'histoire); Il a un physique en rapport : il est petit, roux, malingre, mal fichu, mal coiffé, mal assuré, et en plus, sa voix n'a pas encore mué. C'est peut-être pour cela qu'il se tient sous l'ombre protectrice du chauffeur du bus. Car ici comme ailleurs plus on s'éloigne vers le fond, plus des éléments redoutables s'affichent sans complexe leur violence et leur vulgarité.

  

  Je suis au milieu du bus, Normalement, en troisième, je devrais être à l'arrière ; mais là bas, c'est le territoire des mauvais garçons et des filles... Comment les qualifiés, ces pécheresses qui, elles, n'ignorent rien des secrets de tous les actes du dictionnaire amoureux ?

  Bettine, me dis-je, car ce prénom ridicule est le mien, qu'elle est ton problème ?

  Peut être que la réponse est très simple, le monde qui m'entoure m'ennuie. J'ai parfois l'impression qu'il y a eu une erreur à la clinique. Mes parents ne sont pas mes parents et j'aurais dû avoir un autre destin. Premier indice, je suis blonde alors que mon grand frère (lui aussi ne joue aucune rôle dans cette histoire) est brun, ma mère est brune et mon père châtain foncé. Mes parents donc sont des universitaires socialistes bon teint et libertaires, des hippies farfelus, suffisamment diplômés pour vivre dans un tranquille bonheur bourgeois des plus désordonnés. Et moi ?

  Moi, j'aurais aimé prendre des cours d'équitation. « Monter sur un animal esclave de l'exploitation capitaliste ! Quelle horreur… » aurait glapit ma mère !

  Moi, j'aurais aussi voulu apprendre à danser, la danse classique et puis aussi les danses de salon, et puis jouer du piano ou de la flûte traversière. « Consternant d'inutilité sociale… » aurait rugit mon père !

  Moi, j'aurais préféré subir des leçons de maintien avec un ou plusieurs livres sur la tête, comme dans cette école russe que j'avais vue à la télévision. « Quelles méthodes révoltantes ! » se serait indignée ma mère.

  Moi je voudrais bien être habillée en robe ou en jupe avec des petits escarpins vernis à fin talon et des collants noirs. « La victoire du féminisme c'est le droit de porter des pantalons ! » aurait dit une de mes tantes célibataires.

  

  En résumé et en conclusion, moi j'aurais voulu être une petite fille modèle dans une famille très conservatrice, éduquée avec soin et amour et même avec sévérité, cela m'éviterait peut-être de me poser toutes ses questions le lendemain de mon anniversaire solitaire.

 

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Une saison sur Boréa Ch. II  

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